CHAPITRE PREMIER
Les fleurs transformaient les hurlements du vent en d’étranges plaintes musicales. Joru Hamani, le rémineur, avait cru dans un premier temps qu’une tempête soufflait sur la plaine, mais le sibémol, un ancien, lui avait expliqué que ces bourrasques étaient tout à fait ordinaires au crépuscule de Kahmsin, la planète-colonie de l’empire de Cham.
Assis au milieu des herbes, les yeux clos, les vingt autres membres de la chorale écoutaient les murmures des fleurs avec un recueillement religieux. Les derniers feux des deux étoiles bleues du système, les jumelles Mu et Nu, jetaient un voile mauve et gris sur le ciel. Juché sur le pont du vaisseau impérial, Joru contemplait la plaine parcourue de vagues ondulantes qui s’échouaient sur les pentes sombres d’une lointaine barrière montagneuse. Il était le champ d’un tumulte intérieur tellement intense qu’il ne se sentait pas capable de garder la position assise pendant plus de deux minutes.
La fausse-note, le mal mystérieux qui frappait certains choristes depuis maintenant plus de quatre cents ans, avait emporté son prédécesseur quelques mois plus tôt. La chorale impériale de Cham, la deuxième planète habitable du système de Mu et Nu, avait dû recruter un rémineur de toute urgence. Le domajeur, le responsable de l’octave, avait fait passer de multiples auditions aux enfants et aux adolescents de toutes catégories sociales qui ambitionnaient de faire partie du prestigieux chœur du vent. Cet honneur avait échu à Joru Hamani, un garçon de seize ans qui avait été intronisé officiellement avant le départ de la chorale pour la saison des tempêtes musiciennes de Kahmsin.
Il n’avait éprouvé qu’un léger pincement de tristesse lorsqu’il avait quitté la ville basse. Son admission à la Psallette avait valu à ses parents de recevoir une bourse impériale qui les mettait à l’abri du besoin jusqu’à la fin de leurs jours. Son père construirait la maison dont il avait toujours rêvé dans les quartiers résidentiels de Taj, la capitale chami, et sa mère cesserait enfin de brader son corps dans les chambres sordides de la rue Asmoda. De sa petite enfance, il lui restait des souvenirs très nets d’hommes nus, ventrus et qui, vautrés sur sa mère, poussaient des couinements obscènes avant de se figer, comme frappés par une invisible foudre. Il en avait conçu une phobie des contacts corporels qui l’avait tenu à l’écart des femmes, prostituées ou non, pendant que ses amis se livraient avec un féroce appétit à toutes sortes d’expériences sexuelles. Le simple fait de s’imaginer en train de se frotter sur un ventre ou une poitrine féminine – ou masculine – lui donnait la nausée.
En accédant au statut très convoité de choriste impérial, il avait de toute façon opté pour une existence ascétique d’où était exclu tout débordement sensuel. L’appartenance au chœur du vent exigeait, en contrepartie de la gloire et de la richesse, un dévouement total à l’art sacré du chant. La nourriture frugale, les jeûnes réguliers, les longues séances de méditation, la recherche permanente d’un état de conscience apaisé, toutes ces règles disciplinaires n’avaient pas effrayé Joru, bien au contraire : la première fois qu’il avait pénétré dans la cour intérieure de la Psallette, un bâtiment enchâssé dans un écrin de verdure à quelques encablures du palais impérial, il avait eu l’impression de s’immerger dans un bain purificateur, de se laver de la boue de son âme. Il avait toujours aimé chanter, laisser son imagination s’envoler sur le son de sa voix, mais il s’était présenté au concours de rémineur sans croire un seul instant qu’il serait retenu. Il lui avait semblé que les innombrables postulants qui se pressaient dans l’immense vestibule de la salle d’audition, du plus jeune, un garçon de treize ans, à la plus ancienne, une fille de dix-huit ans, possédaient une voix plus puissante ou plus harmonieuse que la sienne. Ce sentiment s’était accentué lorsqu’il s’était présenté devant le domajeur, un vieillard à l’imposante barbe blanche, et qu’il avait été prié d’entonner un air.
— N’importe lequel ? avait-il bredouillé, plus mort que vif.
— Quelque chose que tu as l’habitude de chanter, avait approuvé le domajeur d’une voix étonnamment douce en regard de sa sévérité apparente.
Après s’être raclé la gorge une bonne dizaine de fois, Joru s’était exécuté, chantant une comptine enfantine qu’il avait apprise de sa mère. À court de souffle, tétanisé par le décor majestueux de la Psallette et la présence du domajeur, il n’avait pas réussi à placer sa voix comme d’habitude, il n’avait pas ressenti le frémissement de plaisir délicieux, presque insupportable, qui lui parcourait le corps depuis le sommet du crâne jusqu’au bout des orteils. Les notes étaient sorties de sa gorge sans vibrer dans la caisse de résonance de son ventre, comme des fleurs anémiées, coupées de leurs racines. Les larmes aux yeux, il avait contenu tant bien que mal son envie de tourner les talons, de courir hors de la Psallette, d’errer dans les ruelles de la ville basse jusqu’à se laisser tomber de fatigue et de chagrin. Il avait puisé dans d’insoupçonnables ressources de volonté pour venir à bout de sa chanson, puis pour rester campé sur ses jambes cotonneuses.
Le domajeur n’avait fait aucun commentaire dans les premiers temps, mais des lueurs vives avaient traversé ses yeux profondément enfoncés sous les arcades saillantes. Un silence d’une dizaine de minutes, à peine troublé par le brouhaha confus des autres postulants rassemblés dans le vestibule, s’était étiré comme une éternité.
— Reviens cet après-midi, avait enfin déclaré le vieil homme. Les auditions de ce matin ne servent qu’à opérer un premier tri.
Le rythme cardiaque de Joru s’était brusquement accéléré. Il avait relevé la tête, soutenu sans faiblir le regard du domajeur, posé la question qui lui brûlait les lèvres.
— Ça veut dire que je fais partie de ce… premier tri ?
Un sourire avait éclairé, comme une étoile tardive, la face parcheminée de son interlocuteur.
— Cet après-midi, tu devras chanter devant les huit membres permanents de l’octave. J’espère sincèrement que tu sauras dominer les émotions qui t’empêchent d’exhumer le trésor enfoui de ton âme.
Les disques mauves de Mu et Nu s’abîmèrent derrière la barrière montagneuse. Les corolles des fleurs musicales se fermèrent peu à peu et les vents se transformèrent en murmures à peine audibles. L’attention de Joru se reporta sur les faces des choristes, qui se découpaient sur le rideau de ténèbres comme des masques clairs et suspendus dans les airs. Les deux sexes se répartissaient de manière à peu près équitable dans la chorale impériale de Cham puisque, dans sa configuration actuelle, elle se composait de onze femmes et de dix hommes. Il s’attarda un long moment sur le visage d’Ilanka, la solmineur, dont les longues mèches brunes dansaient au rythme languissant de la brise.
La présence de femmes avait surpris Joru lors de la deuxième audition. Pour une raison qu’il n’était pas parvenu à s’expliquer, il avait toujours cru que l’art du chant était un domaine réservé aux hommes. L’image de sa mère ne l’avait pas quitté lorsqu’il avait interprété la comptine devant l’octave au grand complet… La vision de son corps maigre et dénudé ployant sous le poids des hommes, la lumière tragique qui éclairait son regard… Les larmes contenues du matin avaient roulé sur ses joues. Il avait perdu toute notion d’espace et de temps, puis, lorsqu’il avait repris conscience de son environnement, il s’était rendu compte avec stupeur que les huit membres de l’octave pleuraient également. Ils n’avaient pas proféré un mot mais ils l’avaient enveloppé d’un regard à la fois ému et complice qui en disait bien davantage qu’un long discours.
Le domajeur lui avait laissé une nuit pour faire ses adieux à ses parents.
— Tu leur diras de passer demain à l’économat du palais impérial avec leur empreinte cellulaire. On leur remettra le precium cantis, la prébende allouée aux familles qui fournissent un enfant à la chorale. Goûte pleinement ces moments passés avec eux. Tu ne les reverras qu’en de très rares occasions.
Joru n’avait pas suivi son conseil : il avait annoncé la bonne nouvelle à ses parents, empli d’un orgueil qu’il avait après coup jugé puéril, sincèrement heureux que sa propre réussite permît à sa mère de connaître une existence un peu moins misérable, puis il était sorti comme un voleur, avait traîné dans les ruelles jusqu’à l’aube, s’était imprégné des odeurs et des rumeurs de la ville basse.
Il n’avait passé que peu de temps à la Psallette, une quinzaine de jours tout au plus. On lui avait attribué la chambre de l’ancien rémineur et remis l’ample robe blanche de novice. L’octave avait chargé Xandra la fadièse, une femme d’une soixantaine d’années, de lui enseigner les règles de base, de lui inculquer quelques notions d’histoire et de lui révéler les véritables enjeux de la chorale impériale.
La plupart de leurs conversations s’étaient déroulées sous les arcades du jardin intérieur, un endroit qui baignait dans un silence enchanteur.
— Tu ne seras définitivement élevé au rang de choriste qu’à la fin de la saison des tempêtes musiciennes, avait affirmé Xandra de son inimitable voix chaude et douce. L’épreuve de vérité : les vents de Kahmsin sont tellement puissants qu’ils peuvent te métamorphoser ou te tuer si tu n’es pas en résonance avec eux, si ton corps n’est pas prêt à les recevoir.
— Pourquoi l’octave m’a-t-il choisi ? avait demandé Joru. Je n’ai pas très bien chanté devant lui.
Les mains de la fadièse s’étaient posées comme des oiseaux ensorcelants sur les tempes de l’adolescent. Il s’était d’abord raidi, affolé par ce contact, puis il avait ressenti un ineffable bien-être auquel il s’était peu à peu abandonné. Xandra n’avait pas d’enfants, comme tous les membres du chœur, et pourtant le flot qui s’écoulait de ses yeux, de ses paumes, était bien plus maternel et apaisant que celui dans lequel l’avait baigné sa propre mère. Les mèches de cheveux qui encadraient son visage rond, sillonné de quelques rides d’expression, semblaient avoir été blanchies par la sagesse et la bonté.
— La voix et la technique du chant ne sont pas grand-chose, avait-elle répondu avec un sourire lumineux. L’octave t’a élu pour ta capacité à capter et transmettre l’harmonie. La chorale n’a pas été créée pour divertir l’empereur, comme le croient la plupart des Chami, mais pour l’élever jusqu’aux cieux et l’aider à prendre les décisions les plus justes. Il viendra nous entendre sur Kahmsin lorsque nous aurons été purifiés par les tempêtes musiciennes.
— Je ne connais aucun chant du répertoire de la chorale, avait objecté Joru.
La fadièse s’était renversée en arrière et avait libéré un rire cristallin.
— Nous n’avons pas de répertoire ! s’était-elle esclaffée. Les vents de Kahmsin nous inspirent selon notre réceptivité. Souvent la moisson est belle et annonce une année prospère pour Cham, mais parfois le résultat n’est pas à la hauteur de nos espérances et notre monde connaît des temps difficiles… Notre responsabilité est immense, petit rémineur. L’appartenance au chœur impérial n’est ni une partie de plaisir ni une glorification de l’ego, mais un engagement et une humilité de tous les instants. J’espère que tu es conscient de l’importance de ton rôle.
— Qu’arriverait-il si les vents ne nous inspiraient pas ?
Elle s’était brusquement reculée, comme frappée par la question. Surpris par son mouvement, un oiseau s’était arrêté de chanter quelque part au-dessus d’eux.
— Ce serait le signe, avait-elle murmuré. La fin de Cham… la fin des temps… L’homme ne serait plus digne de régner sur l’univers.
Joru avait trouvé la réaction de sa marraine de chœur quelque peu exagérée. Elle lui avait recommandé de rester humble, de ne jamais se laisser prendre aux pièges de la vanité, mais le fait de lier le sort de l’humanité à l’expression de la chorale impériale de Cham n’était-il pas le comble de l’orgueil ? Les choristes avaient-ils donc une si haute opinion d’eux-mêmes qu’ils estimaient leur art aussi indispensable que l’air, l’eau, la terre, le feu ?
— On m’a dit que tu viens de la ville basse, avait repris Xandra. Tes parents sont toujours vivants ?
Joru avait acquiescé d’un hochement de tête.
— Exercent-ils un métier ?
De nouveau, les larmes avaient encombré les yeux de l’adolescent.
— Mon père travaille parfois pour les compagnies de transport, avait-il répondu avec une agressivité soudaine. Le reste du temps, il joue et boit dans les tripots de l’astroport. Ma mère a été obligée de se prostituer pour me nourrir… Les chants de la saison des vents de Kahmsin ont peut-être une influence sur les décisions de l’empereur mais ils ne changent rien à l’existence misérable des familles de la ville basse !
Il avait presque crié ces derniers mots, conscient de commettre un sacrilège en offensant l’atmosphère sereine du jardin.
La réaction de sa marraine de chorale continuait de l’étonner et de l’émouvoir lorsqu’il repensait à cette scène. Non seulement elle ne lui avait fait aucune remontrance, mais elle s’était approchée de lui, l’avait enlacé et l’avait serré longuement comme pour absorber une partie de ses tourments. Il s’était abandonné à son étreinte alors qu’il s’était toujours débattu dans les bras de sa mère, imprégnée de l’odeur et de la sueur des hommes qui se perchaient sur elle. Il avait pleuré de nouveau, mais il lui avait semblé que ces larmes épaisses, brûlantes, emportaient les alluvions de sa détresse. Vidé de ses forces, il avait regagné sa chambre, s’était couché et, hanté par le remords d’avoir refusé les manifestations de tendresse d’une mère encore plus malheureuse que lui, avait trouvé l’apaisement dans le sommeil.
Les choristes se relevèrent l’un après l’autre et se dirigèrent vers le vaisseau, un appareil d’un noir mat, frappé de l’emblème holographique impérial – un triangle rouge à l’intérieur d’un cercle jaune – sur ses deux flancs convexes. Haut de cinquante mètres, posé sur ses huit pieds en arc de cercle, il ressemblait, avec sa proue en forme de bec et l’arrondi de sa cabine de pilotage, à un oiseau maladroit échoué sur le sol.
Les ombres fugitives des membres de l’équipage traversaient les hublots éclairés. Ils repartiraient vers Cham le lendemain, sitôt terminées les opérations de débarquement du matériel et d’installation des choristes sur Kahmsin. Cette mesure visait à empêcher leurs vibrations personnelles – leur chant animique – d’altérer la réceptivité des choristes comme les fréquences holographiques grossières troublaient parfois les systèmes ultra-sophistiqués de communication des vaisseaux. En vertu de la loi de propagation du chaos, une infime dysharmonie pouvait se transformer en une terrible cacophonie dans une autre partie de l’univers, comme le battement d’aile d’un insecte pouvait provoquer un véritable ouragan quelques milliers de kilomètres plus loin.
Le métal du vaisseau possédait, outre ses qualités isothermiques communes à tous les appareils spatiaux, des propriétés antiondulatoires qui préservaient l’EV (l’écologie vibratoire) de Kahmsin.
Au cours de la traversée, Xandra avait expliqué au jeune rémineur que la planète avait été autrefois terraformée pour accueillir une souche humaine, mais que les perpétuelles variations de pression atmosphérique et les tempêtes sonores qui en découlaient avaient peu à peu découragé les colons. Kahmsin avait ensuite été livrée aux divers prospecteurs de métaux précieux et aux contrebandiers, jusqu’à ce qu’un décret impérial la classe comme réserve musicale et en interdise l’accès à tout individu n’appartenant pas au chœur du vent ou à la cour. Elle restait donc déserte pendant les quatorze mois de la révolution de Mu et Nu, surveillée par des sondes volantes équipées de senseurs et de canons à ondes mortelles, servant parfois de refuge à des hors-la-loi en provenance des mondes voisins. Les choristes trouvaient régulièrement des cadavres dans les champs de fleurs ou sur les versants de la chaîne montagneuse. Ils leur donnaient une sépulture décente car, selon les croyances religieuses chami, les âmes refusaient d’entamer leur migration tant que leurs corps pourrissaient aux rayons des étoiles bleues, et leurs lamentations silencieuses risquaient de troubler la pureté du chant.
— Les vents libèrent toute leur puissance pendant les deux derniers mois de l’année, avait ajouté Xandra. C’est là qu’ils délivrent leur message. Nous devons être prêts à l’entendre, à le transmettre à l’empereur.
— Est-ce que nous nous exercerons à chanter tous les jours ? avait demandé Joru.
Un sourire chaleureux avait éclairé le visage de la fadièse, caressé par les lumières obliques des appliques du compartiment. Les hublots découpaient des pans de ciel étoilé qui se modifiaient sans cesse comme les pièces d’un puzzle interactif.
— Nous ne donnerons qu’une seule représentation, avait-elle répondu. Le dernier jour, lorsque l’empereur et sa cour auront pris place dans le grand auditorium…
— Tu veux dire que… je n’aurai jamais l’occasion de m’exercer à chanter avec le chœur ?
Elle avait plissé les lèvres et acquiescé d’un hochement de tête. Deux autres choristes, la soldièse et le mibémol, avaient tourné la tête et observé Joru d’un air amusé par-dessus l’appui-tête de leur siège. Pendant quelques secondes, le silence s’était empli du grondement des moteurs du vaisseau.
— Mais je… je n’y arriverai jamais, avait-il balbutié d’un air contrit.
— Tu auras presque deux mois pour écouter les vents musiciens, pour t’imprégner du souffle de Kahmsin. Je suis persuadée que tu trouveras ta vibration intérieure, petit rémineur, que tu deviendras un grand choriste.
— Mais si je n’y arrive pas ? avait insisté Joru, submergé par un début de panique.
Xandra lui avait tapoté la joue du bout des doigts.
— Fais confiance au destin. Va dormir maintenant : la traversée est longue.
Le voyage avait duré sept jours.
Sept jours pendant lesquels le sablier du temps avait obstinément refusé de s’écouler. Sept jours d’impatience et d’ennui que n’étaient pas parvenues à tromper l’observation des planètes proches, les longues méditations de groupe (un exercice insupportable pour Joru) et l’exploration des recoins du vaisseau. Ce n’était qu’à la veille d’atterrir sur Kahmsin, point lumineux qui grossissait de manière vertigineuse dans le rectangle céleste découpé par la baie vitrée de la salle commune, qu’il avait remarqué la présence de la solmineur, une jeune femme dont la beauté l’avait émerveillé.
De longs cheveux noirs, une peau dorée, des yeux d’un gris profond et pailleté d’or, des gestes déliés. Une féminité troublante.
Leurs regards s’étaient croisés et, l’espace de quelques secondes, il avait eu la sensation d’être réconcilié avec lui-même. Elle lui avait adressé un sourire furtif avant de se replonger dans la contemplation de la sphère mordorée de Kahmsin. Joru s’était retiré dans sa cabine et s’était allongé sur son lit, mais il lui avait fallu du temps pour apaiser son rythme cardiaque et juguler le flot désordonné de ses pensées. L’ironie de la situation lui était apparue dans toute son absurdité, dans toute sa cruauté. Il n’avait éprouvé qu’indifférence devant les filles de la ville basse, des créatures qui, à en croire ses amis, se seraient données à lui sans exiger de contrepartie financière, et, alors qu’il venait tout juste d’incorporer le prestigieux chœur du vent, qu’il s’était donc engagé sur la voie de l’abstinence, il découvrait l’attirance, le bouleversement des sens. Une sève nouvelle, tumultueuse, avait coulé dans son corps et l’avait empêché de trouver le sommeil.
Le lendemain, pendant l’heure qui avait précédé l’atterrissage, une volée de questions adroites posées à Xandra lui avait appris que la solmineur s’appelait Ilanka, qu’elle était âgée de dix-huit ans, « la plus jeune de la chorale après lui », que c’était son quatrième séjour sur Kahmsin et que l’octave lui prédisait un avenir glorieux si elle continuait d’explorer les gisements de son âme pour en extraire les minerais les plus précieux.
Depuis, il guettait une occasion de faire sa connaissance. La première journée de leur séjour sur Kahmsin s’était étiolée mollement, consacrée au rassemblement du matériel et à la préparation de l’aéronef, un glisseur à voile dont la carène, un énorme ballon taillé dans une matière increvable, lui permettait d’évoluer en souplesse sur les immenses plaines de Kahmsin. La coque, d’un métal très léger mais très résistant, abritait les compartiments où étaient entreposés les affaires personnelles, les abris et les vivres. Un mât se dressait au centre du pont et soutenait une toile blanche, affaissée pour l’instant, frappée comme les flancs du vaisseau des emblèmes impériaux.
Xandra avait brièvement expliqué à Joru que la chorale se devait d’utiliser un moyen de transport silencieux, approprié à la virginité vibratoire de la planète. Le vaisseau ne les reprendrait qu’à la fin de la saison des tempêtes musiciennes, après le départ de l’empereur et de la cour.
— Pourquoi ne pas rester ici ? s’était enquis Joru. Le vent y souffle aussi fort qu’ailleurs.
— C’est à lui de décider de l’endroit où il nous transmettra sa puissance. Nous partirons à l’aube. Nous nous laisserons guider par les courants dominants.
Elle lui avait ébouriffé les cheveux.
— La saison promet d’être belle, petit rémineur, avait-elle ajouté, les yeux brillants d’excitation.
Elle avait arboré une expression tellement enthousiaste, tellement enfantine, qu’il s’était demandé qui d’elle ou de lui était le novice.
Pendant les préparatifs, il s’était tenu le plus près possible d’Ilanka, volant à son secours lorsqu’elle ployait sous le poids des lourdes caisses, à l’affût de ses sourires ou de tout autre signe de complicité, s’asseyant à ses côtés lors des pauses et des repas, tentant d’attirer son attention d’une manière ou d’une autre. Il l’avait trouvée de plus en plus séduisante au fur et à mesure que s’étaient égrenées les heures, mais elle s’était acquittée de sa part de corvée avec une indifférence, avec une froideur qui lui avaient peu à peu glacé le cœur. À plusieurs reprises, le regard de la jeune fille avait glissé sur lui comme une ombre, comme s’il n’avait pas d’existence réelle, comme si elle ne voyait en lui qu’un élément du décor.
À l’issue du dîner, servi par l’équipage dans la grande salle à manger du vaisseau, le domajeur prononça le discours traditionnel du début de saison. Il rappela aux choristes que la qualité de leur chant reposerait sur leur pureté intérieure :
— De même que la lumière ne traverse pas les eaux troubles, le vent ne chante pas dans les âmes corrompues. Pendant ces deux mois sur Kahmsin, laissez le souffle vous pénétrer et emporter vos faiblesses. N’oubliez jamais que vous êtes les chantres du cosmos, les êtres choisis pour recueillir et transmettre la parole des dieux.
Joru préféra se retirer dans sa cabine plutôt que de se joindre aux autres pour une dernière promenade. La présence d’Ilanka l’aurait à ce point perturbé qu’il aurait été incapable de se maîtriser, de résister à la tentation de l’attirer dans un repli de ténèbres pour la serrer dans ses bras. Il resta longtemps sous le jet brûlant de la douche, espérant sans trop y croire que l’eau le détendrait, le purifierait du désir.
Mais lorsque la chaleur fut devenue insupportable et qu’il eut passé la main devant le rayon interrupteur de la douche, il se rendit compte que sa fièvre n’était pas tombée, que le torrent de ses pensées roulait toujours avec la même violence, qu’il était devenu le champ d’un combat harassant entre son aspiration à l’idéal choral et son désir pour la solmineur. Il noua une serviette autour de ses reins et se contempla dans le miroir embué. On le disait beau mais lui ne se trouvait aucune grâce particulière. Il n’aimait ni ses cheveux blonds et bouclés, ni sa peau blanche, ni ses yeux d’un brun que la lumière des astres diurnes parait d’un éclat vert, ni son torse et ses cuisses maigres.
Sans prendre le temps de s’essuyer, il sortit de l’étroite salle d’eau, passa dans la chambre et se laissa tomber sur le lit. Il fixa pendant quelques secondes un carré de ciel étoilé par le hublot. Il se demanda où était Cham dans ce poudroiement argenté. C’est alors qu’il eut la sensation très nette d’une présence dans la cabine.
Il se redressa avec vivacité, tourna la tête, aperçut une silhouette immobile dans l’embrasure de la porte qui séparait la chambre du vestibule. Son premier réflexe fut de rabattre un pan de sa serviette sur ses jambes. Son rythme cardiaque s’accéléra lorsque la silhouette s’avança dans la lumière et qu’il reconnut Ilanka, la solmineur, vêtue d’une robe de lin resserrée à la taille par une ceinture de tissu. La jeune fille s’immobilisa au bord du lit et l’examina de la tête aux pieds, les lèvres étirées en un sourire énigmatique. Il flotta tout à coup dans un nuage de trouble et sa peau encore humide se couvrit de frissons. Il voulut se relever, rompre cette position allongée qui lui donnait un sentiment d’infériorité, mais il s’avéra incapable de vaincre l’inertie qui le plaquait sur le lit.
— Cela fait presque trois semaines que je lutte contre moi-même, murmura la jeune femme d’un air désespéré. Depuis que je t’ai vu dans les jardins de la Psallette. Je me suis arrangée pour t’éviter jusqu’à présent, mais hier j’ai senti ton regard se poser sur moi.
Il remarqua alors les cernes profonds qui soulignaient ses yeux et s’aperçut qu’elle se contenait pour ne pas éclater en sanglots. Elle s’assit sur le lit et embrassa la petite pièce du regard : les cloisons habillées d’un tissu écru, le plancher métallique, la porte entrouverte de la salle de bains d’où s’évadaient des écharpes de buée, les vêtements de Joru entassés sur une étagère de la penderie.
— C’est ma quatrième saison de tempêtes musiciennes, reprit-elle d’une voix légèrement tremblante. Je pensais avoir franchi un palier de sagesse, m’être définitivement préservée des tourmentes des sentiments et des sens, mais je t’ai vu et j’ai été comme aspirée, aimantée… Je me suis défendue, je me suis raccrochée aux règles de la vie de choriste comme à une bouée de sauvetage, je me suis plongée dans de longues méditations, je me suis fustigée, je me suis griffée jusqu’au sang, mais je n’ai pas pu me guérir de toi, Joru.
Elle l’appelait par son prénom, preuve qu’elle avait également mené son enquête sur lui.
— Je me suis battue toute la nuit, poursuivit-elle. Tu es un novice et je n’ai pas le droit de te corrompre. C’est au-dessus de mes forces… Au-dessus de mes forces…
Elle se pencha et posa la tête sur le ventre de Joru. Tétanisé, le souffle court, il demeura incapable d’esquisser le moindre geste, de proférer le moindre son.
— Je n’ai pas le droit de t’entraîner dans ma déchéance.
Il sentit les lèvres de la jeune femme ramper sur son torse, sur son cou, ses mains se promener sur ses épaules, sur son dos.
— Pas le droit.
Il prit conscience que tout reposait sur sa propre volonté désormais. Elle avait franchi la frontière au-delà de laquelle il n’avait pas osé s’aventurer, elle l’invitait à explorer un territoire exaltant, dangereux.
Il lui aurait fallu la repousser, se lever, s’évanouir dans la nuit, mais il n’en avait ni la volonté ni l’envie.
— Joru…
Leurs bouches volèrent l’une vers l’autre avec une telle précipitation que leurs dents s’entrechoquèrent. Dans un sursaut de lucidité, il recula la tête, échappa pour un temps au piège des lèvres folles et luisantes qui le dévoraient.
— Qu’est-ce qui se passerait si… si…
Elle le dévisagea avec gravité. La force de son désir lui donnait un air vaguement diabolique.
— S’ils nous découvrent en train de nous aimer, ils nous tueront. C’est la règle du chœur. Je suis prête à courir le risque, mais toi…
Il l’empêcha de finir sa phrase en lui posant la main sur la bouche. La serviette se détacha de sa taille et s’étala sur le lit.